Publics de la sociologie (à partir de Michael Burawoy)

Cet article interroge la place de la sociologie publique dans le paysage de la sociologie. Dans ce texte Michael Burawoy [1] différencie de manière un peu artificielle (voire, selon ses détracteurs, de manière non seulement artificielle mais erronée) quatre types de sociologie : une sociologie académique, l’expertise sociologique, la sociologie critique et enfin la sociologie publique, qui se distinguent par un effet de division du travail sociologique. Ces quatre sociologies renvoient à quatre perspectives différentes sur la sociologie et génèrent quatre types de savoirs :

  • La sociologie académique s’est construite en « traduisant le sens commun en termes scientifique » (p. 122) et « fournit des méthodes rigoureuses et éprouvées, un ensemble de connaissances accumulées, des questions directrices et des cadres conceptuels » (p. 127).
  • L’expertise sociologique est une sociologie qui « cherche à atteindre un but défini par un client et dont la raison d’être est de fournir des solutions aux « problèmes ou de valider des solutions qui sont déjà adoptées » (p. 126).
  • La sociologie critique a pour but « d’examiner les fondations – tant implicites qu’explicites, tant normatives que descriptives – des programmes de recherche de la sociologie académique  » (p. 127) (par exemple, la théorie queer, les théories critiques, le féminisme).
  • La sociologie publique vise à « rendre visible ce qui est invisible », a pour objectif « de faire que le privé devienne public » (p. 126) ; le sociologue travaille « en étroite relation avec un public visible, dense, actif, local et qui constitue souvent un contre-public » (p. 123). L’enjeu de cette sociologie est d’opérer une « traduction en sens inverse [du mouvement par lequel la sociologie académique s’est construite] en restituant la connaissance à ceux dont elle provient, en établissant des problèmes publics à partir des problèmes privés » (p. 122). Entre le sociologue public et son public « naît un dialogue, un processus d’éducation mutuelle ». La sociologie publique est obligatoirement en lien avec les autres sociologies : d’une part « La sociologie publique ne peut exister sans la sociologie académique », et d’autre part « la distinction entre la sociologie publique et l’expertise sociologique est souvent brouillée, la sociologie pouvant en effet à la fois servir un client et générer un débat public » (p. 127). Il est également question du rapport entre le sociologue et le public : « il ne faut pas considérer les publics figés une fois pour toutes, mais plutôt les penser en termes de flux, et nous dire que nous pouvons participer à leur création tout autant qu’à leur transformation » (p. 126). Dans la relation « dialogique » qui se noue entre le sociologue et le public, « chacun se présente avec ses objectifs et s’ajuste à l’autre » (p. 127).

Michael Burawoy propose également d’identifier le rapport que chaque sociologie entretient avec les autres. Les questions « de la sociologie pour qui ? » et « de la sociologie pour quoi ? » conduisent Burawoy à positionner les sociologies les unes par rapport aux autres. « De même que la sociologie publique est la conscience de l’expertise sociologique, la sociologie critique est la conscience de la sociologie académique » (p. 127).

  • « de la sociologie pour qui ? » (ou dit autrement : « Nous adressons-nous uniquement à nos pairs ? ») produit un savoir « instrumental » qui consiste à « résoudre des questions qui se posent à la sociologie académique ou à l’expertise sociologique » (p. 127).
  • « de la sociologie pour quoi ? » produit un savoir « réflexif » « parce que c’est un dialogue relatif aux fins (…) au sein du monde académique à propos des fondements des programmes de recherche, ou entre des universitaires et d’autres publics au sujet des objectifs de la société ». Il « interroge les valeurs sur lesquelles se fonde la société tout autant que notre profession » (p. 127).

Pour Michael Burawoy, la sociologie publique constitue le soubassement de la sociologie et correspond au désir qu’ont les étudiants de changer le monde bien avant de faire carrière. Mais, selon lui, « tout se passe comme si la formation doctorale était organisée pour faire disparaître les engagements moraux qui avaient suscité l’intérêt initial pour la sociologie » (p. 129).

Le propos de Michael Burawoy finit par tomber dans une sorte de projet (un peu à la Star Wars) de réunification des forces dispersées de la galaxie Sociologie, car toutes en interdépendance alors que prédominent les sociologies académiques et de l’expertise au détriment de la critique et de la publique : « Incapables de voir l’interdépendance nécessaire entre les différents savoirs, nous nous sommes souvent fait la guerre. Il faut maintenant nous associer les uns aux autres, et faire que nos sociologies académique, experte, publique et critique se rendent mutuellement des comptes » (p. 133). Par ailleurs, cet exercice de classement paraît aller complètement à l’envers de ce que propose Pascal Nicolas-Le Strat, lorsqu’au lieu de chercher à comprendre la nature de la chose (on pourrait dire ici, la nature de la sociologie) il invite à observer ce qu’elle permet de faire fonctionner [2].

Pourtant, il me semble que l’exercice a l’intérêt de distinguer différentes perspectives ou manières d’appréhender à la fois la visée de la recherche et le rapport au terrain, et de proposer quelques repères qui fonctionnent dans les représentations des chercheurs. En effet, le propos de Michael Burawoy, et ce qu’il décrit du rapport entre sociologie publique et expertise sociologique, me donne des pistes pour comprendre les enjeux que je perçois et les tensions que j’éprouve en situation de réaliser une thèse dans le cadre d’une Cifre, c’est-à-dire de mener une recherche qui se formule comme la réponse à une commande.

Lors des échanges que j’ai pu avoir dernièrement avec une maître de conférences de l’Université Paris 8 – Saint-Denis ou quand j’échange à l’occasion des journées doctorales « Participation du public, décision, démocratie participative » [3] organisées par le GIS Participation et démocratie, les questions qui me sont adressées peuvent être décryptées à partir de ces formes d’appartenances sociologiques :

  • Du côté d’une revendication de la sociologie critique : « est-ce que tu travailles à partir de la sociologie critique ? » ;
  • Du côté de la recherche académique : « avez-vous lu Foucault ? » (il m’est d’ailleurs difficile de savoir alors si Foucault est attendu comme auteur critique ou académique, référence obligatoire, qu’il faut citer littéralement dès lors que le propos traite de rapport savoir/pouvoir …), ou encore : « Faites-vous la différence entre participation et citoyenneté ? Parce que c’est très différent, puisque comme le pose Hannah Arendt du côté de la citoyenneté le politique vient de l’égalité entre les individus, alors que ce qui légitime la participation c’est bien le fait que les individus sont différents et que c’est à partir de leurs différences qu’ils vont pouvoir participer ! ».
  • Du côté du conflit entre recherche académique et sociologie publique : « tu sais, le terrain que tu développes, la continuité que tu as dans l’observation et la temporalité longue, ceux de la recherche académique ne peuvent jamais l’avoir ; l’essentiel c’est que tu ne lâches pas ton terrain ».
  • Du côté de la sociologie publique ou du conflit avec l’expertise sociologique : « Comment pouvez-vous faire la preuve de ce que vous avancez ? Il faut mettre des verbatim dans vos textes, et puis enregistrer les rencontres que vous organisez », une manière de me demander si je fais vraiment de la sociologie, qu’elle soit publique ou académique, et pas une forme d’intervention sociale.

Finalement, ces distinctions sont peut-être opérantes parce qu’elles viennent désigner des épistémologies qui s’affrontent.

Un point d’opposition entre ces épistémologies est peut-être le rapport au public. La notion de sociologie publique met l’accent sur la manière de porter attention aux publics, attention que l’on retrouve lorsqu’il est question d’intermédiation.

Or, à la lecture de deux articles des membres du GIS, je suis frappé par leur posture que je perçois très différente de la mienne tout en étant dans une même sensibilité ou approche ethnographique : ils assistent à des assemblées délibératives, ils observent ce qui s’y joue, ils constatent des effets (apprentissage, politisation et mobilisation), ils interrogent la continuité de ces effets dans le temps et déplorent le peu de conséquences sur la décision publique. Eux-mêmes, alors qu’ils ont participé à des groupes sur de longues périodes, sont toujours absents de leurs analyses, ils ne sont jamais affectés et n’ont jamais affecté les situations. Leur rôle et leur implication se bornent à compter les points. Ce rapport au public et à l’implication du chercheur vis-à-vis de son terrain transparaît, il me semble, dans le fait qu’il n’y a aucun travail d’anonymisation des situations (parfois un changement de prénom pour les personnes qui participent aux groupes). Ceci m’avait déjà étonné et fortement interrogé car c’était également présent dans toutes les communications auxquelles j’ai assisté durant les journées doctorales du GIS. A partir du moment où les réunions et les dispositifs sont publics, rien n’est anonymisé, les noms des élus sont cités. Peut-être ont-ils raison sur ce point vis-à-vis des manières d’écrire en sociologie. Mais il me semble que cela renvoie à une faible considération pour les publics (qu’ils soient simples habitants ou élus) et aux effets de l’écriture du sociologue sur ces publics.

Régis GARCIA, 13 mars 2018

[1] Burawoy, M. (2009). Pour la sociologie publique. Actes de la recherche en sciences sociales, 176‑177(1), 121-144. doi:10.3917/arss.176.0121

[2]  Correspondance avec Pascal Nicolas-Le Strat et Thomas Arnera, février 2018 : « Qu’est-ce qui se met à fonctionner comme « sociologie » (un terme générique) ou, plus intéressant, comme savoir dans une situation donnée ? Non pas ce que c’est mais comment ça se met à fonctionner. Le cœur de mes désirs épistémopolitiques est certainement là. Que quelque chose se mette à fonctionner. (…) La question n’est peut-être pas tant de savoir ce qu’est l’intermédiation mais d’explorer ce qui se met à fonctionner lorsque qu’une intermédiation opère ».

[3]  http://www.participation-et-democratie.fr/fr/content/accueil/.

 

 

 

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