Dans le cadre du projet « Territoires en expérience(s) » (LIAgE, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis) domicilié au Campus Condorcet, nous concevons la recherche-action (et la recherche-création) comme un « équipement démocratique » contribuant à des dynamiques émancipatrices (capacitation citoyenne, pouvoir d’agir, expérimentation par le bas, tentatives autonomes) au sein de quartiers en lien avec des lieux de vie et d’activité (centres sociaux, maisons de quartier, tiers-lieux, friches culturelles…).
La recherche-action relève, dans notre démarche, d’un droit citoyen (d’un droit démocratique), le droit pour toute communauté ou groupe de « mener l’enquête » à propos de questions qui lui importent, d’informer et documenter, par la recherche, les enjeux qui le concernent et, ainsi, de favoriser la formulation des problèmes d’intérêt commun et de créer les conditions d’une délibération démocratique, éclairée par la recherche.
Elle s’inscrit dans une perspective de justice épistémique, en tentant de défaire les hiérarchies disqualifiantes affectant la distribution et la diffusion des savoirs au sein de la société et en expérimentant, ainsi, de nouveaux « partages du sensible » [Jacques Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique, 2000], à savoir un réengagement plus égalitaire de ce qui est vu, entendu, qualifié et reconnu dans les milieux de vie et d’activité. Il s’agit, grâce à la dimension participative et coopérative de la recherche-action, d’accorder une place et une légitimité à des savoirs trop souvent méconnus et invisibilisés, ceux en particulier relevant des savoirs d’expérience, des savoirs populaires ou, encore, des savoirs du quotidien.
Notre conception de la recherche-action en tant qu’équipement démocratique rejoint l’hypothèse défendue par Yves Citton [« Post-scriptum sur les sociétés de recherche-création », in Erin Manning & Brian Massumi, Pensée en acte (Vingt propositions pour la recherche-création), Les Presses du réel, 2018] quand il théorise le fait que la recherche-action / recherche-création pourrait contribuer à l’émergence d’un nouveau mode de « gouvernementalité » dans (de) nos villes, nos « lieux » de vie ou nos quartiers, à travers une nouvelle manière d’administrer les affaires communes qui intègre l’inattendu comme ressource (pour penser et créer), le processus comme expérience du temps riche de la diversité de ses rythmes, de ses durées ou de ses événements, la délibération pour, sans relâche, interpréter en commun la complexité inévitable, et désirable, du réel. Cette vision et cette visée rejoignent l’exigence du commun, défendu comme un mode de production alternatif à l’État et au marché, qui s’expérimente, s’éprouve, s’expérience, se travaille [Pascal Nicolas-Le Strat, Le travail du commun, Édition du commun, 2016] au quotidien à l’échelle de nos activités.
Dans une perspective « Sciences et société », nous pensons nécessaire que les chercheur·es développent leur travail dans la durée, par une présence suivie, en coopération avec les actrices et acteurs du quartier afin de se familiariser avec leur expérience. Les chercheur·es impulsent des démarches de recherche en faisant expérience avec les personnes et en partageant, autant que possible, leurs activités.
Les chercheur·es construisent leur distance critique grâce à des outils méthodologiques, bien documentés en recherche-action : la tenue d’un journal collectif de terrain, qui permet aux chercheur·es de confronter leurs observations et de distancier leur implication, et la mise en discussion régulière des avancées de la recherche, avec les actrices et acteurs concerné·es et avec des chercheur·es extérieur·es au projet.
Nous développons une conception à la fois critique et contributive de la recherche en sciences sociales : critique car nous nous efforçons, avec les personnes concernées, de déchiffrer les enjeux sociaux (discriminations, injustices territoriales, inégalités sociales) liés aux situations vécues au sein du quartier, et contributive car nous pensons que la recherche, conduite en collaboration, capacite les actrices et acteurs du quartier et le quartier lui-même, en contribuant à l’enrichissement des expertises et des expériences, à l’explicitation des dynamiques urbaines et en mettant en valeur les enjeux et les perspectives des projets développés.
C’est la raison pour laquelle nous expérimentons depuis deux ans des démarches de Permanence de recherche en quartiers populaires, en collaboration étroite avec un lieu structurant du quartier concerné, par exemple le Centre socio-culturel coopératif, « Le 110 », Cité Péri à Saint-Denis [Pour plus de précisions : https://quartiersenrecherche.net/le-110-le-projet-presentation-du-corpus/].
Cette proposition de « Permanence de recherche » s’inspire des expériences de « Permanence architecturale » conçues par Patrick Bouchain, Sophie Ricard et Edith Hallauer et développées à l’occasion d’opération de rénovation urbaine. L’architecte s’installe dans le quartier concerné pendant le temps de la rénovation ; il y habite et y développe une Permanence qui devient un espace approprié par les habitant·es où elles et ils peuvent s’informer sur la rénovation, faire connaître leurs attentes, échanger avec d’autres et s’organiser collectivement pour s’impliquer dans la dynamique de réhabilitation des logements. La Permanence est un « outil » participatif et collaboratif qui contribue à ce que la rénovation des appartements se réalisent au plus près des besoins des personnes et de leurs modes d’habiter – cette implication pouvant aller jusqu’à l’organisation de chantiers participatifs au cours desquels les habitant·es engagent des travaux au sein de leur appartement, dans une dynamique d’auto-construction et de co-construction accompagnée par l’architecte en Permanence [Edith Hallauer « Habiter en construisant. Construire en habitant » : https://journals.openedition.org/metropoles/5185].
La Permanence de recherche, sur le mode d’une recherche-action, prend donc la forme d’une présence de longue durée dans le quartier, selon un rythme régulier et en tenant compte aussi bien du travail de mémoire qui est constitutif d’une expérience de quartier (le temps long d’un développement humain urbain) que des nombreuses « histoires du temps présent » qui documentent et donnent sens à des contextes de vie devenus complexes et, parfois, indéchiffrables. Dans ce contexte d’incertitude et d’indétermination, et souvent de violence sociale (racisme systémique, injustice territoriale), la Permanence de recherche offre un espace où des questions et enjeux peuvent s’élaborer et faire trace, où le moment présent se réengage tant vis-à-vis du passé que d’un advenir en élaboration, encore incertain. Elle représente une forme possible d’ancrage et de continuité vers laquelle les habitant·es peuvent se tourner pour échanger, confronter et, ainsi, maintenir un lien et un sens communs. Elle peut contribuer à tisser du possible, à tirer des enseignements de situations souvent contraintes, voire imposées, à faire d’une expérience non choisie l’occasion d’expérimenter des opportunités, de créer des dispositifs novateurs, de réengager de manière ambitieuse un certain nombre de droits et de capacités. La Permanence de recherche est donc une disposition (un équipement méthodologique), radicalement démocratique, de la recherche en sciences sociales pour agir dans un milieu de vie, en s’appuyant sur la créativité et la durée des processus, la capacité à faire trace et sur la diversité des manières de « faire commun ».
La Permanence associe les habitant·es à partir de questions qui leur importent ; elles concernent la vie du quartier et sa transformation, les voisinages qui se défont et se recréent, les façons d’habiter un quartier en rénovation, les mobilités à l’intérieur et à l’extérieur du quartier, les violences et injustices vécues (discrimination, racisme, fermeture de services publics)… Ces questions deviennent, pour les chercheur·es et pour les personnes associées, des « sites de problématisation », à savoir des « espaces de délibération » où prennent forme les enjeux, où ces enjeux peuvent être documentés (à partir d’observations, d’entretiens, de données communiquées par les institutions publiques…) et où ils sont « délibérés », débattus et controversés. Il s’agit, dans le cadre de la Permanence de recherche, de contribuer à ce que les questions se partagent et deviennent ainsi « d’intérêt commun ». Cette dynamique de questionnement et de problématisation « outille » démocratiquement les habitant·es et les différents professionnel·les en favorisant la maturation des enjeux, leur explicitation et donc, conséquemment, leur prise en compte dans le débat public. Cette réflexivité apportée par la recherche-action « capacite » collectivement les habitant·es et renforce leur « expertise d’usage ».
La démarche inclut une dimension formative, sous la forme d’« écoles mutuelles » où les habitant·es partagerons leur « expertise » d’usage et les savoirs issus de leur expérience de vie. Les citoyen·nes apprennent les uns des autres, autant sur le plan de l’histoire / la mémoire du quartier que des enjeux qui affectent leurs conditions de vie.
En expérimentant des Permanences de recherche, nous tentons de contextualiser au plus près des lieux de vie les dynamiques « Sciences avec et pour la société ». Cette expérimentation, par ses apports théoriques, méthodologiques et démocratiques, contribue à la réflexion largement relancée ces dernières années sur les pratiques de recherche-action, renforcée par le développement des approches en recherche-création.
À partir de ces Permanences de recherche, nous proposons, au niveau local, à l’échelle du quartier, des outils, tout à la fois outil démocratique et outil de recherche, qui favorisent la venue en discussion des questions qui importent aux habitant·es, qui équipent la discussion démocratique en caractérisant des situations, en mobilisant des observations, en enquêtant sur des problématiques émergentes, et qui créent des interfaces, plus ou moins controversées ou conflictuelles, entre des savoirs habitants informés par la recherche et l’expertise des institutions publiques.
Une Permanence de recherche peut, par exemple, au niveau d’un quartier :
a) Construire une « archive sensible » du quartier à travers le recueil des récits d’habitant·es, la collecte de témoignages. Préserver la mémoire d’un habitat et d’un habité. Retracer l’histoire collective du quartier en documentant ses événements marquants (festifs, politiques, culturels…) en faisant appel aux souvenirs, aux traces photographiques, aux documentations administratives et associatives, aux écrits urbains (affiches, tracts…), aux reportages de presse (presse régionale, journaux des Collectivités…)…
b) Documenter les processus urbains territorialisés à partir de l’expérience des habitant·es. Donner à voir et à entendre leurs paroles. Éditorialiser cette expérience dans sa diversité et sa pluralité sous la forme de restitutions écrites, visuelles, corporelles, photographiques, dans une perspective à la fois sensible (partager perceptions et ressentis…) et réflexive (en tirer des enseignements, trouver des clés de compréhension…).
c) Formuler des questions d’intérêt commun à partir de l’expérience des habitant·es et de leur « expertise d’usage » en complément, contre-point, décalage de l’expertise technique, politique et administrative. Faire venir dans le débat public des points de vue et des centres de perspectives qui n’y sont pas suffisamment présents. Donner à voir l’expérience quotidienne, être capable d’en lire les enjeux, les tensions, les possibles. Faire en sorte qu’elle puisse « se dire », se raconter et se partager.
d) créer dans le quartier des espaces de rencontre et de débat où la diversité des récits, des expériences et des expertises des habitant·es puisse se formuler et se débattre démocratiquement. Développer des formes d’échange qui n’intimident pas la prise de parole. Trouver des formes d’expression qui facilitent la transmission des expériences.
e) Favoriser une « écologie de l’attention ». Porter attention et considération à des questions qui habituellement émergent difficilement dans le débat public. Prendre soin des milieux de vie au moment où ils sont affectés par des processus de rénovation, de réaménagement et de mobilité contrainte ou choisie et dans une période marquée par l’aggravation des discriminations et des inégalités.
Louis STARITZKY & Pascal NICOLAS-Le STRAT, février 2025
Pour poursuivre :
Louis STARITZKY, Pour une sociologie des tentatives (Faire monde depuis nos vies quotidiennes), Éditions du commun, 2024. En version numérique sur Cairn : https://shs.cairn.info/pour-une-sociologie-des-tentatives–9791095630708?lang=fr/.
Pascal NICOLAS-Le STRAT, Faire recherche en commun (Chroniques d’une activité éprouvée), Éditions du commun, 2024. En version numérique sur Cairn : https://shs.cairn.info/faire-recherche-en-commun–9791095630487?lang=fr/.
Pascal NICOLAS-Le STRAT, Quand la sociologie entre dans l’action (La recherche en situation d’expérimentation sociale, artistique ou politique), Éditions du commun, 2018.
À lire en ligne :
Louis STARITZKY, « La recherche-action vincennoise : un héritage scandaleux », in Pratiques de formation / analyses, n°70, 2025 : https://www.pratiquesdeformation.fr/934
Louis STARITZKY & Pascal NICOLAS-Le STRAT, « Pour des tiers-lieux en recherche-action permanente ? », en ligne : https://observatoire.francetierslieux.fr/pour-des-tiers-lieux-en-recherche-action-permanente/, 2024.
Revue Agencements (Recherches et pratiques sociales en expérimentation), « Faire front depuis une recherche autrement populaire », en ligne : https://blogs.mediapart.fr/pascal-nicolas-le-strat/blog/190624/faire-front-depuis-une-recherche-autrement-populaire/ ou https://www.editionsducommun.org/blogs/actualites-evenements/faire-front-depuis-une-recherche-autrement-populaire, 2024.
Louis STARITZKY & Pascal NICOLAS-Le STRAT, « Faire recherche en habitant. Une histoire populaire de la recherche-action », en ligne : https://lecoleduterrain.fr/maniere-de-faire/faire-recherche-en-habitant/, 2023.
Pascal NICOLAS-Le STRAT, « Pour une co-éducation (populaire) à la recherche », cycle Comment écrire l’éducation populaire en 2023 ? proposé par André Decamp, en ligne sur son site : https://andredecamp.fr/2023/12/07/tribune-libre-3-comment-ecrire-leducation-populaire-en-2023/, 2023.
À visionner :
Louis STARITZKY & Pascal NICOLAS-Le STRAT, « Méthodologie de l’enquête et pratiques du commun dans la recherche-action », contribution au Séminaire Capitalisme Cognitif 2024-2025 (Commun, institutions et mouvements contre-hégémoniques à l’âge de l’anthropocène), animé par Carlo Vercellone et Francesco Brancaccio, sur le chaîne Youtube du séminaire : https://www.youtube.com/watch?v=nQfeN8yvvF0/, mercredi 11 décembre 2024.
Pascal NICOLAS-Le STRAT, « À propos du livre Faire recherche en commun« , entretien avec Antoine Ancelet-Schwartz dans son émission Communs! sur Twitch, en replay sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=rsBtMG0GEL4/, mardi 22 octobre 2024.
Pascal NICOLAS-Le STRAT, « Faire recherche en commun, de nouvelles réciprocités entre la recherche et la société », dans le cadre de la « Fabrique du citoyen 2024 » à l’invitation des Bibliothèques de la ville de Bordeaux, rencontre animée par Jessica Brandler, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=lQvHeOaWdwI/, mercredi 5 juin 2024.
Louis STARITZKY & Pascal NICOLAS-Le STRAT, « Chroniques cartographiques. Se mettre en recherche collectivement », Séminaire des Communaux, à l’invitation de Josep Rafanell i orra, à visionner sur la chaîne Youtube du séminaire : https://www.youtube.com/watch?v=k8D-V4izVgs/, 13 décembre 2022.
À écouter :
Pascal NICOLAS-Le STRAT, Paroles sur une pratique de recherche, un podcast « Récits de vies, récits de villes » réalisé par Thomas Goumarre. À écouter ici : https://podcasts.apple.com/fr/podcast/pascal-nicolas-le-strat-r%C3%A9cits-de-vies-r%C3%A9cits-de/id1756720666?i=1000691124514