Public intérieur

L’envie de me pencher sur le public intérieur m’est probablement venue parce que je suis moi-même en pleine écriture actuellement, mais elle rejoint quelques lectures et observations plus anciennes, le tout restant très en chantier.

La notion vient du psychanalyste Michel de M’Uzan (1983) et, à ma connaissance, a été reprise essentiellement par d’autres analystes. L’idée est qu’on écrit pour un lecteur imaginaire, une sorte de double de soi-même, qui se construit dans un premier temps par intériorisation des figures parentales. Mais d’autres apports s’y ajoutent par la suite : amis, profs et autres significatifs divers qui, une fois intériorisés, forment et reforment le public intérieur. Il est en partie inconscient, parfois pressenti intuitivement.

Quand je lis les mémoires des étudiants travaillant avec moi, je remarque souvent que, quand ils ont lu mes travaux, ils ne prennent pas la peine d’expliciter mes notions, comme si, en écrivant, ils ne s’étaient adressés intérieurement qu’à moi (sur fond de figure plus anciennes). Il faut donc qu’ils forment en eux-mêmes un autre public intérieur qui englobe au moins le second membre de leur jury, les orientations du labo, etc. Je les y invite régulièrement.

Parfois, ils utilisent des notions que j’ignore et ils ne pensent pas à me les expliquer (alors qu’ils sont le plus souvent tout à fait capables de le faire) comme s’ils imaginaient que je sais quasiment tout ! Je me demande alors à quel genre de public intérieur omniscient ils ont affaire, qui s’enracine (si l’on accorde crédit à la psychanalyse) dans des figures parentales archaïques. J’essaie donc, comme je peux, de les aider à élargir/assouplir leur public intérieur, leur image du lecteur. La qualité du travail des étudiants dépend en grande partie pour moi du lecteur ou du public intérieur qu’ils ont pu former.

Quant à ma propre activité de recherche… J’aime beaucoup, par exemple, Freud pour ses idées créatives et Ricœur pour son style. Parfois je sens, quand j’écris, comme leur présence : qu’en pensent-ils ? Bien sûr, ce n’est pas aussi délimité : je ressens plutôt des mouvements de présences freudoïdes ou ricœuriennes agglomérées à d’autres dépôts sensibles venus d’autres lectures, d’orateurs intéressants, etc. En tout cas, les réactions de mon public intérieur (sensation de ça sourit de satisfaction, que ça fronce le sourcil, etc.) peuvent booster mon processus de recherche/écriture ou au contraire le rendre précautionneux au point de me faire tourner en rond.

Sans autoritarisme envers moi-même, j’essaye de collaborer à la formation de mon public intérieur, respecter ses mouvements qui m’échappent en grande partie tout en lui proposant d’ajouter d’autres points de vue. Dans ces moments-là, je discute avec moi-même un peu comme les membres d’un groupe de rock qui joue dans une cave et choisit d’inviter certaines personnes plutôt que d’autres à la répétition.

A contrario, lorsque j’achevais ma thèse, j’ai sollicité le public intérieur le plus détestable possible (une sorte de condensé des scientistes les plus malveillants que j’aie vus à l’université) et j’ai critiqué ma thèse du point de vue de ce public. Les 10 pages que j’ai écrites alors m’ont été d’une aide précieuse pour me prémunir d’avance, dans le texte de ma thèse, de certaines attaques possibles.

À partir de ces fragments qui restent non organisés, on peut se demander : S’agit-il de pratique sociale ? D’autres psychanalystes (Kaès, 2002, 2004) parlent de « groupalité interne », qui se construit en s’étayant sur le psychisme collectif des groupes rencontrés et qui affecte les relations du sujet à ces groupes « réels ». La socialisation de mes recherches a changé en partie mon public intérieur et réciproquement, sans celui-ci, je n’aurais jamais pu communiquer ni publier. C’est plutôt une psychosociologie du public intérieur (et non une approche uniquement psychanalytique) qui m’intéresse.

Je ne sais pas ce que je ferai de ce thème, ni à quel moment mais si tu penses à des travaux, sociologiques ou autres, j’en prendrai connaissance avec intérêt.

Francis LESOURD, septembre 2016 (à l’occasion d’une correspondance avec Pascal Nicolas-Le Strat)

Références

Kaës R. (2004). Le groupe et le sujet du groupe, Paris, Dunod

Kaës R. (2002). La polyphonie du rêve. L’espace onirique commun et partagé, Paris, Dunod.

M’Uzan (de) M. (1983). « Aperçus sur le processus de la création littéraire », dans De l’art à la mort, Paris, Gallimard.

Back to top arrow