Dérive

Derivatio n’est pas du tout le fait de quitter une rive, mais détourner un rivus, un cours, une fluidité. Ça va ailleurs que là où l’on allait ; Quel plaisir si ripa dérivait de rivus, si c’était le ruissellement qui déterminait la rive. Le bord du ruisseau, de l’océan, se déplace avec lui [1].

La notion de dérive est constitutive de mon approche de la recherche en sciences sociales et de mon parcours de jeune chercheur. Je l’ai construite à la fois comme une démarche, une méthode (ou plutôt comme une certaine absence de méthodologie) et un positionnement épistémologique radical : toutes découvertes, tous savoirs, toutes connaissances, toutes recherches impliquent un moment de dérive. Cette affirmation tout à fait banale ne passerait pas pour radicale si, dans une société gangrénée par l’impératif d’experts et d’expertises, le moment de dérive n’était pas systématiquement dissimulé des résultats de nos recherches. Avant d’entrer plus en profondeur dans cette notion, au risque de lui donner un air sérieux et scientifique, j’aimerais préciser que la dérive est avant tout un mode de vie et, qu’en ce sens, elle s’inscrit directement, en acte donc, dans une critique de la vie quotidienne. Critique qui, comme nous le verrons un peu plus loin, n’est plus envisagée comme dépassement mais déplacement, nous ne sommes déjà plus dans le champs… Je précise cela pour dire que recherche et « mode de vie » ne sont évidemment pas déconnectés et par la même faire l’hypothèse que ceux qui se refusent à parler de dérive et/ou d’implication cherchent probablement à dissimuler leur mode de vie ennuyeux, leur carrière toute tracée. Laissons-leur donc l’objectivité comme mécanisme de défense et partons dériver…

Un an avant de m’inscrire en thèse je croise ce mot, dérive, en lisant les situationnistes. Je découvre alors leurs explorations psychogéographiques et leurs aventures collectives. Au même moment, je me plonge dans les écrits d’Henri Lefebvre sur la ville, sans trop comprendre le sens de son œuvre mais en étant attiré par plusieurs notions : possibles, résidus, vie quotidienne, œuvres, rythmanalyse… Toujours dans cette même période je pars voyager un an avec ma copine et décolle en direction de Bangkok pour une traversée de la Thaïlande à vélo. Arrivé dans cette mégalopole thaïlandaise de nuit, avec des vélos cassés (probablement à cause de l’escale à Dubaï !) et complètement désorienté, je ressentis l’envie de partir explorer cet espace urbain. Je voulais partir éprouver ce que Lefebvre exprimait quand il disait que l’espace était « politique et idéologique » et expérimenter cette ville à travers la dérive comme l’avaient fait les situationnistes à Paris. Quelques jours après notre arrivée nous devions nous faire vacciner contre la rage – détail que nous aurions du régler en France – avant de nous enfoncer à vélo dans le territoire. Prétexte fantastique pour une dérive, nous partons dans Bangkok en cherchant au hasard un centre de vaccination. Il faut s’imaginer la taille et l’écologie de cette ville pour se rendre compte de la nature de l’exploration et pour comprendre comment nous avons pu finir par nous égarer totalement et atterrir dans une salle de prière bouddhiste en haut d’un gigantesque building. Expérience urbaine surréaliste entre tradition et modernité, prendre l’ascenseur jusqu’au 15ème étage, laisser ses chaussures pour monter le seizième étage pied nu et finir par entrer dans une salle de méditation en pensant y découvrir un centre de vaccination. Avant toute chose la dérive a donc été pour moi une pratique d’exploration et d’expérimentation poétique et politique de l’espace urbain, une manière de vivre la ville différemment.

Ce terme, je l’ai ensuite retrouvé chez plusieurs auteurs, avec des sens différents mais toujours pour tenter d’évoquer cette dimension subversive et subjective de la recherche quand celle-ci décide d’assumer, et donc d’objectiver, sa part de hasard, d’inconnu, de non-savoir.

Edgar Morin parle de « Dérive sociologique », qu’il place toujours soigneusement entre guillemets, pour désigner le fait de se laisser porter par « les hasards et les courants d’empathies » lors d’une intervention sociologique. Cette expression, il l’emprunte aux situationnistes «  mais, dit-il, à la différence des situationnistes, la dérive [ici] n’est pas privée de boussole et de repère » [2]. On comprend à travers son journal de 1962-1987 à quel point cette méthode est fondamentale dans son approche de la recherche. Pour lui, la plupart des étudiants qui ont reçu une formation classique en sociologie ne sont que d’une faible utilité sur le terrain tant « ils ne peuvent concevoir la dérive et l’improvisation, tant ils ont besoin d’un corset baleinés théoriques, d’une colonne vertébrale extérieure à eux-mêmes » [3]. Je partage cette idée de dérive sociologique mais je propose de l’élargir plus radicalement et de ne pas la réduire seulement à une démarche en situation d’intervention. La dérive est aussi au cœur des relations que nous nouons avec des auteurs, des théories, des concepts. Dériver « à partir de » comme nous invite à le faire Lyotard lorsqu’il affirme dans Dérive à partir de Marx et Freud « qu’il y a dans tout texte un principe de déplaçabilité (verschiebbarkeit, disait Freud) qui fait que l’écrit va produire d’autres déplacements ici et là » [4]. Ainsi, « l’importance du texte n’est pas sa signification, ce qu’il veut dire, mais ce qu’il fait faire. Ce qu’il fait : la charge en affect qu’il détient et communique ; ce qu’il fait faire : la métamorphose de cette énergie potentielle en d’autres choses : d’autre textes, mais aussi des peintures, photographies, séquences de films, actions politiques, décisions, inspirations érotiques, refus d’obéir, initiatives économiques » [5]. Je suis certain que les situationnistes n’avaient pas la même pratique de la dérive urbaine que celle que j’ai commencée à expérimenter à Bangkok à la suite de mes lectures. De même, je ne suis pas sûr que les œuvres que Lefebvre a écrit en France dans les années soixante soient très pertinentes pour observer une mégalopole d’Asie du sud-est au 21ème siècle. Pourtant, en exerçant ce principe de déplaçabilité dont parle Lyotard, ces textes m’ont permis de « faire » : de bricoler un dispositif informel d’exploration urbaine, de sentir l’espace qui m’entourait, de me sentir dans cet espace, et, accessoirement, de finir par m’inscrire en thèse. Toutes « lectures éprouvées » est une dérive. Il convient donc de se demander « d’où je lis ? » pour comprendre non seulement où cette lecture m’amène mais surtout pour voir où j’ai pu déplacer cet auteur, ce concept, ce récit, cette expérience, ce mot : dérive. Dans cette perspective, il ne s’agit donc plus de comprendre qui est le « vrai » Marx, est-ce qu’il y a un jeune Marx et un Marx de la maturité, à partir d’où Le Capital doit être lu mais d’observer qu’est-ce que cet auteur ou qu’est-ce que ce texte nous fait faire ? A présent il faut donc, nous dit Lyotard, « dériver hors de la critique. Bien plus : la dérive est par elle-même la fin de la critique. (…) Entre une position et une autre il y a déplacement, non dépassement ; dérive et non critique, événement et non négativité » [6].

Il me fallut un peu de temps pour découvrir que ce terme, dérive, était sous mes yeux et dans ma bibliothèque depuis un bon moment déjà. Je ne l’avais jamais remarqué, jusqu’à retomber sur lui par hasard dans un journal de Lapassade. J’ai alors découvert que cette notion avait été mobilisée à de nombreuses reprises dans le courant d’Analyse Institutionnelle. Déjà en 1972, lorsque Lapassade revient sur ses trois mois passés au Brésil, entre intervention socianalytique et expérience de possession, il intitule son ouvrage Les chevaux du diable, une dérive transversaliste. Quinze ans plus tard lorsqu’il pratique une analyse interne de l’université Paris VIII, sa méthode n’a toujours pas changé : « Ma  « méthode », ou ma « non-méthode », ou peut-être mon ethnométhode est une sorte de dérive continuelle dans notre établissement où je vais tous les jours, même les samedis et dimanches, pour utiliser à plein temps les machines à traitement de textes » [7]. Ici, la dérive devient l’éthnométhode de l’instituant ordinaire. Cette idée me plait beaucoup. Le journal d’intervention de Lapassade se transforme alors en carnet de dérive, journal « De bord », où dérive et compte-rendu de dérive font partie d’un seul et même processus de transformation de l’institution. « Il s’agit [donc] dans mon journal de montrer, par une dérive, l’histoire d’une institution, la fac, avec sa vie au jour le jour, comme je peux la voir de là ou je suis » [8].

Poursuivant mon investigation sur « dérive et Analyse Institutionnelle » je découvre qu’un second institutionnaliste est mouillé dans cette affaire et, curieux hasard objectif, il s’agit de mon directeur de thèse. En effet, dans la conclusion de sa thèse publiée chez Anthropos sous le titre, Les maoïstes français, une dérive institutionnelle, Remis Hess explicite sa démarche de recherche dans une dernière partie qu’il intitule : Dérive et Implication.

« En ce qui me concerne, la démarche sociologique vis-à-vis des maoïstes a pris la forme de ce qu’Edgard Morin a pu appeler une « dérive sociologique ». Je me suis laissé ballotter, entrainer par le mouvement, y participant (période de militance) ou cherchant à conserver un certain recul en fonction de l’actualité et de l’hégémonie politique du moment. (…) Quels chemins ai-je foulé au gré de ma dérive ? Cette question c’est celle de mes implications par rapport à l’objet de ma recherche » [9]. C’est à partir de cette « dérive sociologique » que Remi Hess va tenter de mettre à jour son itinéraire militant et universitaire par un travail d’implication. Ici nous abordons un point essentiel, la dérive n’est pas une question de pur hasard, toute dérive est conditionnée par nos implications et ces dernières se trouvent questionnées et réengagées par et dans nos dérives qu’elles soient sociologiques, urbaines, littéraires, transversalistes… Il convient donc d’analyser et de comprendre où nous amènent nos recherches-dérives, puisqu’au fond, nous dit Remis Hess, « la dérive sociologique n’a de sens que si elle laisse des traces » [10].

Des dérives qui font traces et des tracés de dérives, Deligny est probablement celui qui en a le plus fait usage dans la « vie de radeau » qu’il a menée auprès des enfants autistes. On ne sera donc pas étonné de retrouver ce terme chez lui, lui qui a fait de sa vie une longue recherche en situation d’expérimentation sans, dit-il, n’avoir jamais eu de méthode. Entre 1975 et 1976 il sera invité par le CERFI à diriger trois numéros de la revue Recherches et intitulera le second Dérives. « Dérives. A coup sûr, ON va s’y laisser prendre » [11].

On y découvre l’histoire de « Ce gamin, là », Janmari atteint d’autisme infantile, diagnostiqué psychotique, déclaré incurable. « Alors, à quoi se fier, lorsqu’il fait défaut le langage ? A nos yeux, à nos mains, nous nous sommes mis à tracer, ce gamin-là qui n’est pas parlant. Pendant des mois. Sa main a tracé des ronds, rien d’autre. Elle en trace encore. Nous nous sommes mis à tracer, nos mains suivant à la trace ce que nos yeux voyaient, nos yeux ce que notre regard était capable de voir, de saisir, de nous rapporter… » [12]. Deligny et les compagnons de son réseau se mettent à tracer les « lignes d’erre » de ces gamins-là. Tracer pour comprendre « qu’est-ce que je fous avec ces gosses-là ? », tracer pour voir ce qu’il se vit dans « la vacance du langage », tracer pour pouvoir vivre avec ces « invivables ».

Deligny nous enseigne la dérive, le « geste dérive », celui qu’on tente, qu’on laisser aller, qu’on improvise, qu’on expérimente toujours en situation : « Les gestes de ceux qui sont là, en présence proche de ses enfants gravement psychotiques et, pour certain d’entre eux, déclarés incurables, en subissant une sorte de « dérive » qu’ils ont décidé de ne pas retenir » [13].

La dérive quand on ne sait pas, quand on ne peut a priori pas savoir. La dérive comme tentative, nos écrits comme « chronique d’une tentative » [14]. Dans une recherche en situation d’expérimentation, nous dit Pascal Nicolas-Le Strat en se référant à Rancière, « Chacun fait l’expérience de son ignorance, justement parce qu’il fait le choix d’expérimenter et donc de s’engager dans un processus inédit et incertain » [15]. Dès les débuts de leurs explorations urbaines, les situationnistes définissaient la dérive comme « mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine », dès le départ donc la dérive a été pratiquée comme une sorte de recherche en situation d’expérimentation pour praticiens, chercheurs, militants, artistes, qui, comme Deligny et ses compagnons, s’engagent dans une « vie de radeau ».

Louis STARITZKY, janvier 2017     louis.staritzky@yahoo.fr

[1] Jean-François Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, édition Galilée, 1974, p. 21.
[2] Edgar Morin, Journal (1962-1967), Edition Seuil, 2012.
[3] Idem
[4] Jean-François Lyotard, op. cit., p. 11-12.
[5] Idem, p. 12.
[6] Ibid p. 19.
[7] Georges Lapassade, De Vincennes à Saint-Denis, essais d’analyse interne, textes établis et présentés par Véronique Dupont, Bernadette Bellagnech et Rémi Hess, AISF, collection Transduction, Paris, 2008, p. 264.
[8] Idem, p. 296.
[9] Remi Hess, Les maoïstes français, une dérive institutionnelle, édition Anthropos, 1974, p. 191.
[10] Idem.
[11] Fernand Deligny, Oeuvres, L’arachnéen, 2077, p. 871.
[12] Idem, p. 876.
[13] Ibid, p. 885.
[14] Ibid, p. 869.
[15] Pascal Nicolas-Le Strat, Quand la sociologie entre dans l’action (La recherche en situation d’expérimentation sociale, artistique ou politique), Presses Universitaires de Sainte Gemme, 2013, p. 118.

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