Institutions totalitaires (d’après Erving Goffman)

Dans ce qui suit, je propose une lecture de l’ouvrage Asiles [1] d’Erving Goffman. L’enjeu de celle-ci est de permettre aux travailleurs sociaux, pour lesquels ce texte a été initialement écrit suite à des récits d’expérience et une commande de l’IRTS (Institut Régional du Travail Social) de Lorraine, une possible prise de recul réflexive et éthique quant aux institutions dans lesquelles ils sont amenés à travailler avec d’autres, qu’ils soient usagers ou professionnels. Prise de recul certes mais aussi grille d’analyse des institutions totalitaires dont les enjeux sont doubles. Interrogation des caractéristiques de celles-ci et aussi mise en exergue de la vie du « reclus ». En espérant que cette lecture puisse amener débats et échanges stimulants par une réflexivité permanente nécessaire aux métiers du « social », métiers politiques s’il en est.

1. Les institutions totalitaires et leurs caractéristiques selon E. Goffman

Dans son ouvrage Asiles, E. Goffman définit l’institution totalitaire de la manière suivante. L’institution totalitaire est « un lieu de résidence et de travail ». Donc tout d’abord c’est un lieu où l’on vit, où l’on habite mais aussi où l’on travaille. Dans ce « lieu de résidence et de travail » il y a un « grand nombre d’individus » qui sont « placés dans la même situation ». Quelle est cette situation ? Les individus sont « coupés du monde extérieur pour une période relativement longue ». Que font-ils ? Ils « mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées ».

E. Goffman ; après avoir défini les institutions totalitaires comme envisagée ci-dessus ; définit les « différents types d’institutions totalitaires ». E. Goffman distingue cinq groupes d’institutions totalitaires. Il les définit comme des « organismes sociaux ». Ces organismes sociaux ou institutions sont des « lieux (pièces, appartements, immeubles, ateliers) où une activité particulière se poursuit régulièrement. » Ce qui est à noter dans cette définition est la chose suivante : ce sont des lieux circonscrits dans l’espace qui sont singularisés par un type d’activité caractérisée par sa régularité ; ce dernier aspect souligne la dimension temporelle de l’activité. L’inscription est donc à la fois spatiale et temporelle.

Le premier groupe d’institutions totalitaires rassemble les organismes qui « se proposent de prendre en charge les personnes jugées à la fois incapables de subvenir à leurs besoins et inoffensives ». Ce sont les « foyers pour aveugles, vieillards, orphelins et indigents ».

Le second groupe d’institutions totalitaires est représenté par les organismes qui prennent en charge « les personnes jugées à la fois incapables de s’occuper d’elles-mêmes et dangereuses pour la communauté ». Ce sont alors les « sanatoriums, hôpitaux psychiatriques et léprosies ».

Le troisième groupe d’institutions totalitaires a pour but de « protéger la communauté contre des menaces qualifiées d’intentionnelles ». Ce sont alors les « prisons, établissements pénitentiaires, camps de prisonniers et camps de concentration. »

Le quatrième groupe est constitué d’institutions dont le but est de « créer les meilleures conditions pour la réalisation d’une tâche donnée et qui justifient leur existence par ces seules considérations utilitaires ». Ce sont alors : « les casernes, navires, internats, camps de travail, forts coloniaux, (…) grandes maisons. »

Enfin, le cinquième et dernier groupe d’institutions totalitaires rassemble celles qui « ont pour but d’assurer une retraite hors du monde ». Ce sont les « abbayes, monastères, couvents et autres communautés religieuses. »

Le but de cette définition des institutions totalitaires n’est pas, pour E. Goffman, de constituer une grille d’analyse mais simplement un « point de départ concret ». Ce qu’il faut noter tout du moins dans cette définition des institutions totalitaires par groupes c’est qu’elles ont chacune des caractéristiques qu’elles partagent ou non avec les autres.

Par exemple, ce qui semble distinguer le premier groupe (institutions pour les personnes ne pouvant subvenir à leurs besoins mais inoffensives) du deuxième groupe est la dangerosité.

Dans l’ensemble ces différents groupes ont pour caractéristique commune la « vie recluse » sur laquelle je reviendrai en deuxième partie. Vie recluse illustrée, par exemple, sous la forme de la retraite pour les abbayes ou bien sous la forme de la séquestration pour les prisonniers.

Il faut, cependant, distinguer « la vie recluse » de la « vie normale ». En effet, les individus des sociétés modernes selon E. Goffman ont une diversité d’activités (dormir, se distraire, travailler) qui s’effectue dans des lieux différents, « avec des partenaires différents, sous des autorités différentes ». Au contraire, dans les institutions totalitaires cette « vie normale » est « brisée ». Selon E. Goffman : « Les institutions totalitaires (…) brisent les frontières qui séparent ordinairement ces trois champs d’activité (…) » et il souligne plus loin que « c’est même là une de leurs caractéristiques essentielles ».

En effet, comme le souligne E. Goffman ; les « aspects de l’existence » se déroulent dans un même cadre et sous une même autorité. De plus, les activités se « déroulent » avec un grand nombre d’autres personnes dans une grande promiscuité.

Enfin, les activités sont programmées de « manière stricte ». Mais E. Goffman précise que ces trois éléments (cadre, autorité, promiscuité) peuvent se retrouver dans d’autres institutions (école, administration), mais plutôt séparément. Cependant, lorsqu’ils sont regroupés ensemble, ils caractérisent l’institution totalitaire. Donc l’institution totalitaire se définit par le regroupement de trois « aspects de l’existence » : un cadre identique, une autorité identique et un grand nombre de personnes impliquant une grande promiscuité.

Cependant, le caractère essentiel des institutions totalitaires est, souligne E. Goffman, « qu’elles appliquent à l’homme un traitement collectif conforme à un système d’organisation bureaucratique qui prend en charge tous ses besoins (…) ». Les conséquences de ce « traitement collectif », « système d’organisation bureaucratique », ne sont pas négligeables.

Elles impliquent de la part du personnel responsable une activité non pas de direction ou de contrôle mais de surveillance. Elles provoquent aussi ce que E. Goffman appelle « un fossé infranchissable » entre les dirigeants, restreints dans leur nombre, et les dirigés, « la masse ». Ce qui implique chez les dirigeants un sentiment de supériorité et chez les dirigés, les « reclus » comme les appelle E. Goffman, un sentiment d’infériorité.

De plus, les échanges entre les groupes dirigeants-dirigés sont aussi à prendre en compte dans les conséquences de ce « traitement collectif ». « Les échanges entre ces deux groupes sont des plus restreints » écrit à ce propos E. Goffman : sont instituées des « barrières » entre ces groupes, barrières instituées par l’institution. Ces « barrières » et ces « limitations de contact » entre les deux groupes entretiennent des images stéréotypées et antagonistes entre les deux groupes.

Ce qu’il s’agit alors de souligner c’est que ce « fossé » entre « le personnel et les reclus » comme l’appelle E. Goffman est « l’une des conséquences majeures du maniement bureaucratique d’importantes masses de gens ».

Ainsi l’institution totalitaire se définit par les trois éléments regroupés et cités plus haut (cadre et autorité identiques, grand nombre et promiscuité) mais aussi par la « gestion bureaucratique » de la vie par des types d’échanges asymétriques, des barrières érigées en frontières impliquant une surveillance généralisée.

Après avoir exploré la définition des institutions totalitaires et leurs caractéristiques, je propose maintenant de développer ce qu’il en est de « l’univers du reclus » selon l’expression d’E. Goffman. En explorant cet univers il s’agira d’envisager les institutions totalitaires ; dont l’asile et l’hôpital psychiatrique font partie, du point de vue des « reclus ».

2. « L’univers du reclus »

Les institutions totalitaires maintiennent une tension entre le dehors, « l’univers domestique » ; et le dedans, « l’univers de l’institution ». En ce sens, il n’y a pas d’imposition par l’institution de sa propre culture souligne E. Goffman. En effet, les nouveaux arrivants dans l’institution arrivent avec leur propre culture, ce que E. Goffman appelle « culture importée ». Les changements qui s’opèrent, si ils s’opèrent, s’effectuent plutôt du fait, pour les individus, de ne pas pouvoir « actualiser certains comportements » et également d’une « ignorance » des changements dans la vie extérieure. Ce qui peut impliquer ce que E. Goffman appelle une « déculturation », une forme d’inadaptation au monde extérieur.

Ainsi, le nouvel arrivant est en quelque sorte soumis à des « amputations » de sa personnalité. E. Goffman va même plus loin en parlant de « mortifications », « d’humiliations », « de dégradations » de la personnalité. E. Goffman mentionne des « techniques de mortifications ». Je propose de les explorer dans ce qui suit.

La première « technique » est celle de la barrière entre l’univers de l’institution et le monde extérieur : « l’isolement ». L’individu contrairement au monde extérieur se trouve dans une situation de dépossession des multiples rôles qu’il pouvait exercer dans la vie courante. Il y a une rupture qui est instituée par rapport aux rôles que pouvait tenir l’individu auparavant. Par exemple, le reclus est privé de visites.

La seconde « technique » concerne les « cérémonies d’admission » qui impliquent des « privations » et « mortifications ». E. Goffman cite les « photographies », le « curriculum vitae » enregistré, la « pesée », la « prise d’empreintes digitales », la « séance de déshabillage », la « coupe de cheveux », la « communication du règlement ». Par cette seconde technique, liée à l’admission ; l’institution opère un « nivellement », une « homogénéisation », une transformation en « objet » du nouvel arrivant. L’attitude adoptée par le futur reclus semble alterner entre soumission (feinte ?) et antagonisme. En tous les cas, l’admission est une épreuve d’obéissance souligne E. Goffman.

La troisième « technique » consiste à remplacer les éléments dont a été dépouillé le reclus par d’autres. Ces objets de remplacement sont des objets en série, impersonnels qui appartiennent à l’établissement. On peut constater que le reclus est littéralement spolié, comme le souligne l’auteur.

La quatrième « technique » concerne non plus l’aspect extérieur du reclus mais touche à « la dégradation de l’image de soi » par « les coups », les « thérapeutiques de choc », « les interventions chirurgicales », « les outrages », l’attitude de « déférence » à l’égard de l’institution.

Enfin, il faut souligner l’importance du phénomène de « contamination ». Ce phénomène comporte deux dimensions : la contamination physique et la contamination morale. La contamination physique consiste en la violation du « moi intime » du reclus par l’institution : confessions collectives, inventaire des antécédents sociaux. Ce sont des dispositifs visant à « faire parler » les reclus et les obliger à « révéler des faits et des sentiments personnels à un public qu’il ne connaît pas. » À ajouter à cette dimension de la contamination physique la question de l’hygiène et de l’insalubrité, par exemple.

La contamination morale, quant à elle, concerne le contact avec d’autres personnes non souhaité mais forcé par le fait de vivre dans la même situation, dans le même cadre, dans la même institution totalitaire. E. Goffman cite l’exemple des groupes de thérapie dans les hôpitaux psychiatriques où deux personnes en couple sont « obligés d’en débattre en public ».

E. Goffman poursuit la description des « techniques de mortification » par les phénomènes de dépersonnalisation (port de vêtements standardisés), de perte d’autonomie (demande d’autorisation pour téléphoner), d’embrigadement (soumission perpétuelle à une autorité), de systèmes de privilèges. Ces techniques de mortifications sont ce que E. Goffman appelle des adaptations primaires qui conforment, homogénéisent les rôles et les comportements du reclus aux attentes de l’institution.

Mais le moi entre en résistance grâce à ce que E. Goffman appelle les adaptations secondaires : elles concernent les écarts des reclus par rapport aux rôles prescrits. Les adaptations primaires peuvent se distinguer en deux types : les adaptations désintégrantes et les adaptations intégrées.

Les premières, les adaptations désintégrantes, impliquent de la part de leurs auteurs « la ferme intention d’abandonner l’organisation ou de modifier radicalement sa structure et qui conduisent, dans les deux cas, à briser la bonne marche de l’organisation ».

Les secondes, les adaptations intégrées, « ont ceci de commun avec les adaptations primaires qu’elles acceptent les structures institutionnelles existantes sans faire pression pour un changement radical » ; elles relèvent de stratégies de réappropriation de sa vie par le reclus.

Ainsi l’univers du reclus est aussi constitué par la vie clandestine dans laquelle semblent opérer les adaptations secondaires. Les exemples que donne E. Goffman de cette vie clandestine par les adaptations secondaires sont multiples. Il s’agit d’« exploiter le système » « en se faisant passer pour malade » afin d’obtenir plus d’attention de la part du personnel. Il peut s’agir aussi de « planquer dans ses poches (…) des objets personnels interdits » ou encore d’occuper des « zones franches » qui sont « des espaces normalement interdits, où la surveillance est relâchée ; ce qui permet d’y développer des activités qu’on ne peut pas avoir dans des parties de l’hôpital psychiatrique plus étroitement contrôlées ».

Les adaptations secondaires sont cependant très faibles quantitativement car le poids de l’institution totalitaire est très englobant et total. La vie du reclus malgré les adaptations secondaires est une vie d’assujettissement où il se trouve doublement aliéné : d’abord par la maladie mentale et ensuite par l’institution totalitaire.

Ouverture

L’enjeu de ce texte d’E. Goffman est de permettre une lecture de ce qu’il nomme des institutions totalitaires. La question qui se pose à moi est de savoir si de telles institutions totalitaires existent encore et si, par ailleurs, les différentes caractéristiques de ces institutions ne se sont pas diluées, de manière globale comme nouvelle rationalité.

Le point central du texte de Goffman me semble être la surveillance instituée dans ces institutions. Cette surveillance aujourd’hui semble s’être généralisée au delà des structures architecturales pour devenir une manière de conduire les conduites suivant une lecture foucaldienne, où la surveillance deviendrait une nouvelle gouvernementalité et où la rationalité bureaucratique ne serait plus l’apanage seulement des institutions asilaires mais serait étendue à l’ensemble des rapports sociaux, institutionnels ou non.

Claude SPENLEHAUER, novembre 2017

[1] GOFFMAN, Erving : Asiles, Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Editions de Minuit, 1961. NB : toutes les citations sont tirées de l’ouvrage.

Pour citer cet article : Claude SPENLEHAUER, Institutions totalitaires (d’après Erving Goffman),https://encyclopedie.fabriquesdesociologie.net/institutions-totalitaires-dapres-erving-goffman/, novembre 2017.

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